The Division ou la politique de l’apolitique

Tayo
10 min readAug 16, 2021

C’est fidèle à cette sale habitude de découvrir des œuvres plusieurs années après que tout le monde ait fini d’en discuter que je me suis lancé dans The Division, fameux jeu de tir à la troisième personne sorti des studios d’Ubisoft, plus de 4 ans après la sortie du jeu et profitant sans honte aucune du passage temporaire du jeu en gratuit (l’un de ces fameux “récupérez le jeu gratuitement et gardez le à vie !”). Relativement acclamé à sa sortie, mes 37 heures sur le jeu m’ont laissé dubitatif, non quant à la qualité dudit jeu mais quant à son contenu. Soyons clair, d’une manière générale The Division est un jeu qui se tient, tant visuellement qu’au niveau de son gameplay ce malgré d’assez graves soucis d’équilibrage et d’autres problèmes de design principalement liés au fait qu’un certain nombre des mécaniques du jeu sont directement inspirées du MMORPG (menant à des répétitions du même schéma de quête, aller-retours incessants…) mais sur lesquels on ne développera pas étant donné que ce n’est pas réellement le sujet ici. Il est d’abord important de savoir que The Division est inspiré des écrits de Tom Clancy (son titre complet étant d’ailleurs Tom Clancy’s The Division) ; c’est-à-dire que sans être l’adaptation d’une œuvre précise de l’écrivain américain le jeu prétend tout de même être vaguement inspiré de ses productions. Spécialisé dans les thrillers militaires, il va sans dire que les écrits de Clancy transpirent d’un militarisme qui suintera jusqu’aux jeux inspirés par ceux-ci. Toutefois, il me semble que le cas de The Division va plus loin que le “simple” militarisme et semble parfois se complaire dans un récit presque fascisant.

Non je parlerai pas du COVID, faites vous vacciner, laissez moi tranquille.

The Division se déroule dans une version post-apocalyptique des États-Unis après qu’une épidémie ait frappée le pays. Apparu aux alentours d’un Black Friday, un virus dérivé de la variole a pu se développer de manière exponentielle grâce à la multiplication des contacts durant cette période de surconsommation qu’est le “Jeudi Noir”, forçant le pays à entrer en quarantaine quelques jours seulement après l’apparition des premiers malades. Se déroulant plusieurs mois après le début de l’épidémie, le jeu vous met au commande d’un agent de la Strategic Homeland Division, abrégée SHD et surnommée “La Division”, une agence secrète composée d’agents dormants éparpillés un peu partout sur le territoire des États-Unis et activés uniquement en dernier recours. En tant qu’agent de cette Division, votre mission sera donc de “sauver ce qui reste à sauver” et rétablir l’ordre en éliminant les différents gangs s’affrontant à travers Manhattan.

Des planques parsemées un peu anarchiquement à travers l’open-world vous permettront d’effectuer des voyages rapides.

D’après les dires des développeurs, deux principaux éléments ont inspirés la création et l’écriture de The Division : l’Opération Dark Winter et la Directive 51. Le premier de ces éléments est une simulation tenue en Juin 2001 et visant à estimer la vulnérabilité des États-Unis dans le cas d’une attaque biologique et/ou d’une pandémie incontrôlée, la simulation resta célèbre notamment car sa conclusion mena à la constatation que le pays n’était absolument pas en mesure de lutter face à une telle attaque et qu’elle le laisserait en proie à des scènes de troubles civils majeurs. La Directive 51 quant à elle, correspond à une directive présidentielle américaine quadrillant la marche à suivre pour permettre une continuité du système gouvernemental dans le cas d’une catastrophe au caractère particulièrement exceptionnel ou, comme expliqué au sein du document-même, “n’importe quel incident […] duquel découlerait un taux extraordinairement élevé de victimes, dommages ou de perturbations ; affectant gravement la population, les infrastructures, l’environnement, l’économie ou les fonctions gouvernementales des États-Unis”. Ces deux éléments ont donc inspiré le cadre du jeu (les États-Unis d’Amérique post-épidémie) ainsi que son intrigue (le combat des forces de l’ordre contre des émeutiers dans le but de restaurer l’ordre) et, par biais, cette inspiration a créé l’un des plus gros problèmes du jeu, celui duquel découle une majorité des autres : vous ne vous battez pas pour le monde ou pour vos semblables comme vous pouvez le faire dans n’importe quel MMORPG classique, dans The Division vous vous battez avant tout pour la sauvegarde du système politique et du gouvernement ; et il y a quelque chose de foncièrement dérangeant à ce que cette sauvegarde passe par le meurtre sauvage et irrégulé de citoyens américains.

Les outils donnés aux joueurs pour interagir avec l’univers dans lequel ils vont évoluer sont importants et créent des mécaniques qui sont (volontairement ou non) porteuses de sens. Tantôt les mécaniques viennent avant le scénario, tantôt l’inverse, toujours est-il que les actions et interactions qu’un jeu offre au joueur informent souvent sur les intentions et les thèmes du jeu en question. Et force est de constater que pour un jeu censé être à propos de “la sauvegarde de l’humanité”, les interactions entre le joueur et l’univers de The Division passent avant tout par le meurtre. À la différence d’un Call of Duty, Medal of Honor ou autres Battlefield dans lesquels le joueur incarne un soldat affrontant des ennemis variés souvent identifiés comme soldats d’une force étrangère (qu’elle soit nationale ou privée) et les catégorisant d’office comme des opposants, dans The Division les opposants sont avant tout des citoyens américains. Votre personnage, lui, est un agent fédéral dont le rôle effectif est plus ou moins celui d’un “super-flic” puisque votre appartenance à la Division vous permet d’outrepasser la hiérarchie et les protocoles habituels.

Vos ennemis, eux, sont certes des émeutiers voire des meurtriers que vous prenez parfois en flagrant délit, mais sont également des citoyens du pays que vous servez, tandis que vous arrivez comme Juge, Jury et Bourreau délivrer mort et désolation sur qui bon vous semble. Le meurtre par un policier ou un agent fédéral répond, en réalité, à des procédures spécifiques et parfois assez longues ; un policier ne peut techniquement pas juste tuer quelqu’un et s’en sortir avec un “il m’avait menacé”. Pour des raisons évidentes de jouabilité, ce n’est pas le cas dans The Division, et de cela découle malheureusement un jeu qui vous pousse souvent à tuer sans sommation des gens qui ne représentent aucune menace visible et/ou directe.

De manière générale, The Division fait de toute façon particulièrement peu d’efforts pour ne pas donner l’impression de mettre en scène un rêve fasciste d’état policier, et une part non-négligeable du récit semble faire du pied à cette idéologie selon laquelle seul le système politique et social nous empêche collectivement de retomber dans la sauvagerie. Comprenez bien que l’entièreté des personnages du jeu est grossièrement divisible en 3 catégories :

  • L’autorité/les forces de l’ordre et ceux qui les aident
  • Les citoyens lambda, qui ne font qu’attendre de l’aide de la part de l’autorité
  • Les méchants, quasiment tous des citoyens “devenus fous” ou “profitant de la situation”

La première catégorie compte évidemment la Division, la JTF (Joint Task Force, une organisation créée post-épidémie et amalgamant les services du 911) ainsi qu’une poignée de cadres surqualifiés qui viendront vous aider dans votre quête ; la seconde est celle des PNJ non-hostile que vous rencontrerez au sein du monde ouvert : personnages miséreux à l’aspect souvent misérable, ces PNJ ne font rien d’autre que déambuler dans les rues, attendant que vous leur donniez un kit de soin ou un soda, voire que vous les libériez des placards dans lesquels ils se font ponctuellement enfermer le temps d’une mission secondaire.

Donner un item à certains PNJ leur feront lâcher un objet, cosmétique ou non. Petite carotte pour ne pas avoir l’air de sauver New-York qu’à coup de mitrailleuse lourde.

La dernière catégorie est celle des ennemis et pour bien comprendre la critique qui va suivre il me faut d’abord affirmer mon adhésion à l’idée selon laquelle la représentation d’un élément dans une œuvre de fiction n’équivaut pas nécessairement à une approbation de la chose représentée. Cela dit, la structure d’une fiction témoigne systématiquement d’une vision particulière du monde, que cela soit conscient et/ou voulu ou non.

Dans le jeu, les groupes ennemis sont en soit les seuls groupes de non-représentants de l’autorité ayant décidé de prendre la situation en main et de mettre en place un plan d’action pour survivre au sein de la crise en cours : des plans d’actions qui vont donc systématiquement fluctuer entre le pillage, le meurtre, et l’exécution par l’immolation.

Dans l’univers de The Division les seuls personnages (hors représentant de l’autorité) décidant de se battre pour leur survie en arrivent forcément à des méthodes inhumaines et barbares. Par exemple : brûler tout les infectés pour se protéger de la pandémie.

Si cette représentation est inquiétante c’est surtout car le jeu ne représente les citoyens lambda, la classe moyenne et celles en-dessous, plus que par les deux dernières catégories de personnages citées au-dessus : soit des assistés, soit des fous furieux qu’il faut plomber. Tout un tas de raisons peuvent expliquer ce qui a pu amener à une telle représentation, mais force est de constater que le résultat final, celui qu’on ne peut qu’observer manette en main, présente la masse populaire comme une menace claire. Pour sa défense, le jeu parait parfois avoir quelques éclairs de lucidité, à l’exemple d’un personnage secondaire qui remettra en question l’hégémonie de la Division le temps un court dialogue (qui se ressent malheureusement plus comme une déclaration patriotique fatigante de niaiserie), ou d’un des boss du jeu : Larae Bennett, personnage au potentiel intéressant et à la backstory liée à des histoires d’abus policiers en prison, malheureusement gâché par un studio qui a préféré en faire une sorte de psychopathe à la grande gueule et au hurlement incessant.

Vers sa fin de jeu, The Division va timidement tenter un développement assez étonnant via la double introduction d’un groupe d’agents de la Division devenus “rogue” (et donc se retournant contre leurs anciens camarades), ainsi que le Last Man Battalion, faction para-militaire qui constitue la menace finale du jeu et qui semble fonctionner comme un “penchant maléfique” de la Division, le problème étant que, fondamentalement, le LMB ne fait pas grand chose de différent du SHD : dans les deux cas l’on se retrouve devant une faction lourdement armée décidant de reprendre le contrôle de la ville en tirant sur ceux qu’elle considère comme une entrave à l’ordre. La principale, et en réalité la seule, différence entre la Division et le LMB tient au fait que la Division est une organisation gouvernementale tandis que le LMB est une organisation paramilitaire privée : une distinction qui suffit visiblement à distinguer les bons des mauvais.

Toute cela est d’autant plus consternant que The Division est sorti à une époque de lutte pour les droits des afro-américains aux États-Unis ; une époque qui voyait la montée, entre autres, du mouvement Black Lives Matter dans un pays qui était encore (et un sens, est resté depuis) fortement remué par l’effarante profusion de bavures policières aux étranges aspects de meurtres racistes. Comment The Division, dont tout le marketing faisait son beurre sur la probabilité d’une épidémie dévastatrice et sur le réalisme de son cadre narratif, a pu omettre de si gros détails, comment ses scénaristes ont-ils pu traiter la question avec une telle nonchalance alors que la relation entre la diégèse du jeu et les réelles luttes de l’époque a été notée par presque toute la presse américaine ? La réponse est probablement stupidement simple : un refus obstiné de prendre position, couplé à une très puritaine envie de représenter des forces de l’ordre providentielle. Cela dit, il est étonnant que le tout résulte en récit pro-militariste au possible, dont la seule leçon est qu’il faut des hommes exceptionnels (et exceptionnellement armés) pour sauver la populace d’elle-même.

Une bonne partie de ces “bavures” sont d’ailleurs caractérisées par des usages excessifs de la force voire des tirs policiers aussi brutaux que soudains / Illustration : Thomas Hawk (2021)

Ressort donc de The Division un jeu dans lequel la survie de l’humanité reste entre les mains du gouvernement et de ses représentants tandis que le peuple, lui, sombre dans la folie ou l’apathie. Comme dit plus haut, la Division ne protège au final pas grand chose d’autre que le gouvernement et le système politique en place ; il faut se rappeler que l’Opération Dark Winter, qui a en partie inspirée le cadre du jeu, concluait que la continuité gouvernementale était essentielle au maintien de l’ordre et à la survie des États-Unis d’Amérique. S’il y a une certaine logique à ce qu’un gouvernement vienne à la conclusion que sa propre existence est essentielle à la survie du pays qu’il gouverne, retranscrire cette idée telle quelle dans son œuvre n’est pas neutre idéologiquement, cela indépendamment de la justesse ou non d’une telle conclusion. Tout cela fait de The Division un jeu qui semble clamer que la fin justifie les moyens, et que toutes les exactions politiques et policières peuvent se justifier si c’est pour la survie du système ; une rhétorique dangereuse, qui semble être tacitement validée par le jeu, et surtout appréciée de camps politiques défendant “la loi et l’ordre” à tout prix. Ce n’est ni la première ni la dernière fois qu’Ubisoft a flirté avec l’alt-right : si l’on se souviendra du fiasco Elite Squad, l’on pourra aussi se rappeler l’incident diplomatique avec la Bolivie suite à la représentation du pays au sein de Ghost Recon Wildlands. Là encore, les problèmes avec The Division sont multiples : sa représentation du peuple, son étrange militarisme, son refus visible de questionner l’excès de violence policière au centre de son jeu… The Division demande du joueur de croire en la vertu innée de ses actes sous le principe qu’il incarne un agent fédéral dont l’allégeance à la nation supposerait d’office une droiture morale qui l’empêcherait de commettre un acte injustifié. Hors, si les multiples manifestations, scandales et autres polémiques autour des violences policières nous ont appris une chose, c’est bien que les hommes de pouvoir dont on suppose tacitement la droiture morale sont tout aussi susceptibles de détourner leur pouvoir à des fins personnelles voire purement haineuse que n’importe qui d’autre.

Il paraît clair que le développement de The Division et la conception de son récit ont étés portés par la volonté de ne pas s’inquiéter des éventuelles questions d’ordres politiques que pourrait soulever le jeu ; un choix au mieux stupide vu le cadre narratif choisi mais surtout une décision impossible, ne serait-ce que pour la raison que tout est politique, une affirmation d’autant plus prégnante lorsque l’œuvre est inspirée d’un écrivain spécialisé dans le thriller militaire. Une bonne partie de ce que dit ou semble dire The Division est probablement non-intentionnel, la seule autre alternative étant Ubisoft assumant officieusement son idéologie politique. Reste alors la triste constatation qu’à ne pas vouloir dire quoi que ce soit les développeurs ont laissé leur jeu dire n’importe quoi.

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